Loin des mythes et des lieux communs : la vérité implacable des chiffres sur la justice en 2024

Le décalage entre la musique de fond selon laquelle la justice est laxiste et n’incarcère pas suffisamment – ce qui expliquerait une recrudescence très relative des infractions dans notre pays – et la réalité semble n’avoir jamais été aussi grand.

L’actualité parlementaire est secouée par la réapparition de la sempiternelle question de savoir s’il faut ou non recourir aux « peines planchers » dont il a été démontré par leur triste apparition et rapide disparition (2007-2014) leur inutilité.

La réapparition de cette proposition témoigne d’une chose : face aux faits divers, le citoyen rejette la faute sur le politique et le juge, et le politique la rejette uniquement sur le juge.

Pour cette raison précisément, le politique entend, en créant des peines planchers, limiter l’office du juge qui se retrouve accusé de jouir de cette liberté dans la fixation des peines aux fins d’un laxisme toujours plus important.

En réalité, il n’y a nul besoin d’édicter une quelconque norme à ce point sécuritaire et contraire à notre droit pour démontrer que le laxisme de la justice et la politisation des juges ne sont que des fantasmes.

En effet, l’entrée en vigueur de la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire a été accompagnée par une communication toujours plus importante des chiffres de la justice pénale.

Au fond, l’idée du gouvernement d’alors résidait dans une forme de transparence destinée à abattre les fantasmes en publiant régulièrement des chiffres au travers desquels le quidam se rendrait compte que la justice, à défaut d’être laxiste, a prononcé davantage de peines d’emprisonnement ferme sur les vingt dernières années.

Malheureusement, s’il était de notoriété publique que le simple justiciable était friand de chiffres véritables, ils auraient fait l’objet d’une publicité nettement plus importante depuis bien longtemps déjà.

Pourtant, ces chiffres témoignent d’une réalité que les avocats et les professionnels du droit connaissent depuis longtemps.

Ces chiffres sont frappant puisque sur la période 2003-2023:

            –  le quantum moyen des peines d’emprisonnement ferme n’a jamais été aussi élevé qu’en 2021 (9,6 mois), 2022 (9,9 mois) et 2023 (10,2 mois).

             – le volume d’années d’emprisonnement ferme n’a jamais été aussi élevé qu’en 2021, 2022 et 2023.

          – en 2023, le délai moyen de mise à exécution des peines d’emprisonnement ferme était de 6,3 mois.

       – en 2023, plus de la moitié des peines d’emprisonnement ferme ont été mises à exécution immédiatement (le taux d’exécution immédiate passe de 36 % en 2019 à 62 % en 2023)

         – en 2023, le taux de mise à exécution des peines d’emprisonnement ferme est de 95% (sur ce dernier chiffre, le ministre de l’intérieur, pour lequel l’Etat de droit n’est « ni intangible, ni sacré » peut donc se rassurer, contrairement à ce qu’il prétend, les peines d’emprisonnement prononcées sont exécutées).

Pour avoir une échelle de grandeur, il intéressant de se rappeler que la durée moyenne de détention des détenus définitivement condamnés en 2022 était de 3,2 mois au Luxembourg, 4,5 mois au Pays-Bas, 6,2 mois en Suède, 5 mois en Belgique, 32 mois en République-Tchèque, 36,3 mois en Espagne, 37,8 mois en Autriche, 43 mois en Italie et que la France fait figure de leader européen avec une durée moyenne de détention de détenus définitivement condamnés en 2022 à 46,7 mois.

Plus explicites encore sont les chiffres du service statistique ministériel de la Justice qui nous apprennent que les prisons françaises n’ont jamais été aussi pleines puisqu’au 1er octobre 2024, 78 300 personnes étaient détenues dans un système pénitentiaire pouvant accueillir au maximum 60 000 détenus.

Dès lors, on pourrait être tenté de penser que c’est le recours disproportionné à la détention provisoire qui garnit à ce point nos prisons.

Hélas, la réalité est toute autre puisque le nombre d’individus incarcérés dans l’attente de leur procès est resté stable entre le 1er janvier 2021 et le 1er octobre 2024 avec un chiffre passant de 19 000 à 20 870 prévenus incarcérés.

L’explosion du nombre de personnes incarcérées s’explique par l’augmentation du nombre de détenus condamnés qui est passé de 44 000 au 1er janvier 2021 à 57 445 au 1er octobre 2024, ce qui représente une augmentation absolument spectaculaire de 30 %.

Si l’on se réfère aux statistiques fournies par le ministère de la Justice, on remarque qu’une augmentation des coups et blessures volontaires de 7 % a été enregistrée sur la période 2022-2023. On constate donc que devant une légère recrudescence des comportements antisociaux, recourir davantage à la détention est sans effet puisque la France est concernée par une augmentation de ces comportements précisément au moment où elle n’a jamais autant incarcéré.

Cette corrélation démontre que le recours à la détention ne permet pas de réduire la délinquance puisque notre pays n’est pas devenu plus sûr qu’il ne l’était il y a vingt ans.

Il est établi que l’on ne combat pas la délinquance par un recours disproportionné à l’incarcération.

Plus encore, il semble que l’incarcération alimente le phénomène de violence et plus largement le phénomène de récidive. En effet, selon un rapport de la Cour des comptes publié en octobre 2023 intitulé « Une surpopulation carcérale persistante, une politique d’exécution des peines en question », la situation des maisons d’arrêt – qui incarcèrent les personnes en attente de leur jugement et les condamnés à des peines inférieures à deux ans – est particulièrement préoccupante.

 Dominique Simoneau, contrôleur général des lieux de privation de liberté écrivait à propos de la maison d’arrêt de Bordeaux-Gradignan, en mai 2022, que « l’hébergement d’êtres humains devrait y être proscrit ».

Les manques d’équipement, d’espace et de personnel sont particulièrement pointés du doigt alors même que plus de 41 % des détenus en maison d’arrêt ont moins de 30 ans.

Or, selon ce rapport de la Cour des comptes « l’incarcération marque tout d’abord un moment spécifique de l’existence, la jeunesse, ou des hommes s’inscrivent dans des parcours délinquants récidivistes ». Ainsi les profils les plus demandeurs de suivi d’équipements, d’espace et de personnel sont précisément incarcérés là où il y en a le moins.

Ces profils, note la Cour des comptes « présentent bien souvent des troubles psychologiques et des addictions avec un niveau d’instruction faible et peu de diplôme. Beaucoup ont un ancrage familial faible, pour les deux tiers aucun permis de visite n’est délivré. Enfin, ils souffrent d’une forte précarité sociale ; seul un tiers d’entre eux déclare avoir un logement personnel ».

Il convient de rappeler que le code pénal prévoit précisément que les objectifs de la détention sont : de punir les coupables, d’écarter les individus dangereux de la société, préparer la réinsertion des délinquants et les contraindre à indemniser les victimes.

D’ailleurs, le rapport de la Cour des comptes ne se trompe pas sur la première cause de la surpopulation carcérale décrite déjà plus haut, à savoir le durcissement de la réponse pénale.

Ce durcissement s’explique selon le même rapport par l’effet pervers de certaines législations, notamment de la loi du 23 mars 2019, obligeant un aménagement ab initio des peines inférieures ou égales à six mois qui a produit par « un effet de bord » une augmentation du quantum moyen des peines prononcées.

Un autre phénomène expliquant ce durcissement selon la Cour des comptes réside dans les réformes du code pénal qui rallongent toujours un peu plus les peines encourues et créé de nouvelles incriminations. En effet, l’allongement des peines encourues part du postulat que l’éventuel délinquant – qui maîtrise bien évidemment l’intégralité des dispositions du code pénal – sera dissuadé devant le quantum encouru.

Le rapport la Cour des comptes souligne également l’augmentation du recours aux procédures de comparution immédiate, alors même que « selon une étude empirique conduite dans cinq tribunaux correctionnels, la comparution immédiate multiplie par plus de huit la probabilité d’un emprisonnement ferme. La part des années d’emprisonnement ferme prononcée à l’issue d’une comparution immédiate sur l’ensemble des peines d’emprisonnement ferme atteint ainsi 37,6 % en 2021 soit une augmentation de 18 points par rapport à 2018 ».

Afin de réduire la surpopulation carcérale et le recours aux peines d’emprisonnement ferme, le législateur n’a eu de cesse que d’encourager le prononcé de mesures alternatives à la détention avec la détention à domicile sous surveillance électronique, le placement à l’extérieur ou encore la semi-liberté. Pour illustrer ce phénomène, le rapport de la Cour des comptes souligne qu’entre 2005 et 2019, le nombre d’individus ayant bénéficié d’un aménagement de peine a été multiplié par cinq. Pour autant, le rapport pointe que cette évolution n’a pas entraîné une diminution des incarcérations puisque l’augmentation des personnes suivies en milieu ouvert est en réalité allée de pair avec celle du nombre de personnes incarcérés.

La Cour des comptes, poursuit son rapport en revenant sur les échecs des expériences menées à Grenoble et Marseille sur l’échange d’informations entre magistrats et responsables des centres de détention quant au nombre des personnes incarcérés. En effet, elle a relevé que « ce n’est qu’en se fondant sur une disposition explicite de nature législative que les magistrats pourraient prendre en compte, parmi les différents motifs fondant leur décision, la situation dégradée des établissements pénitentiaires de leur ressort ». Pour autant, la Cour des comptes énonce que pareille proposition ne relève pas de sa compétence, mais du débat démocratique et d’une orientation forte de la politique pénale.

En ce sens, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) a préconisé dans son avis, intitulé « le sens de la peine » du 13 septembre 2023 « d’évaluer les effets économiques et sociaux des politiques pénales et faire réaliser par des laboratoires universitaires spécialisés dans l’évaluation des politiques publiques un bilan systématique des réformes de la procédure, de la création d’une incrimination nouvelle ou de l’alourdissement du quantum des peines » et de « faire réaliser régulièrement, par le Parlement, une revue générale des délits et des peines pour analyser leur utilité et leur réalité, réduire le nombre de délits sanctionnés par de courtes peines de prison et assurer une logique d’ensemble ».

Publié le 30 octobre 2024