Prise illégale d’intérêts : l’élément matériel n’induit pas l’élément moral

Il était reproché à Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux depuis juillet 2020, d’avoir ordonné diverses enquêtes administratives après sa prise de fonction visant plusieurs magistrats avec lesquels il a été en conflit ouvert alors qu’il était encore avocat.

Le Parquet général près la Cour de cassation a saisi la commission des requêtes de la Cour de justice de la République (CJR) de plusieurs demandes d’avis. Par la suite, cette commission décidait de transmettre les plaintes au même Parquet général aux fins de saisine de la commission d’instruction. En janvier 2021, le Parquet général prenait un réquisitoire aux fins d’informer contre le Ministre de la justice qui était mis en examen le 16 juillet 2021 pour prise illégale d’intérêts. Le 3 octobre 2022, la commission de l’instruction a renvoyé le garde des Sceaux devant la CJR.

Par son arrêt en date du 29 novembre 2023 la CJR a relaxé Éric Dupond-Moretti des faits qui lui étaient reprochés en retenant que si l’élément matériel du délit de prise illégale d’intérêts était caractérisé, tel n’était pas le cas de l’élément moral.

S’agissant de l’élément matériel, la solution est juridiquement logique dans la mesure où le ministre a ordonné des enquêtes administratives contre des magistrats avec lesquels il était en conflit. Ceci suffit à caractériser l’élément matériel.

La question de l’élément moral du délit appelle toutefois davantage de commentaires. En effet, à la vue des articles 432-12 et 121-3 du Code pénal, le délit de prise illégale d’intérêts est soumis à la démonstration d’un dol général. En la matière, la jurisprudence dégagée par la Cour de cassation est relativement sévère puisque l’élément moral est caractérisé sitôt que l’auteur a sciemment commis l’élément matériel, étant précisé qu’il n’est pas requis que l’auteur ait cherché un gain ou un avantage personnel.

En somme le délit de prise illégal d’intérêts relève de ce que la doctrine considère comme une infraction objective dans la mesure où la simple réalisation de l’élément matériel permet d’en déduire la caractérisation de l’élément moral.

La CJR va finalement s’écarter de cette conception objective du délit en retenant que M. Dupond-Moretti n’avait pas de « conscience suffisante de s’exposer à la commission d’une prise illégale d’intérêt en ordonnant les enquêtes administratives litigieuses ».

Cette motivation laissera certains observateurs dans l’incompréhension puisque M. Dupond-Moretti dispose d’une expérience en droit pénal et qu’il a retiré de lui-même sa plainte envers les magistrats sitôt qu’il était nommé garde des Sceaux.

En réalité, si la réapparition d’un élément moral n’est pas en soi regrettable au regard des exigences du droit pénal, il est permis de se demander si cet arrêt ne s’explique pas plutôt par l’imprécision de l’élément matériel du délit. En effet, le délit peut être caractérisé par un simple soupçon de partialité à l’égard d’un homme en charge d’intérêt public ayant auparavant servi des intérêts privés.

Il s’agit, en l’espèce, d’un assouplissement de la jurisprudence. Le Parquet général n’a pas usé de voie de recours.

Publié le 14 mai 2024